Le français à l'université. 10-e année, numéro 3, 2005

Le français à l’université : langue scientifique et langue d’horizons

Dmitry Lisachenko, Université de Saint-Pétersbourg, Russie. da@fr.spb.ru

Dans son éditorial (Le français à l’université, 3e trimestre, 2001) Jean-Pierre Asselin de Beauville a présenté une analyse profonde de la situation du français dans le monde des sciences. Tout en partageant son avis, j’ai souhaité présenter ici quelques réflexions sur ma pratique de l’enseignement du français en milieu scientifique, en partant d’un point de vue psychologique introspectif : puisque ça marche chez moi, pourquoi pas essayer de le partager ?

Dans mon activité d’enseignement du français, de traducteur technique (anglais – français – russe) et de stagiaire en France et au Québec je me suis chaque fois posé les mêmes questions : quelle langue parle-t-on dans un laboratoire de recherche, quel y est l'avenir du français (une langue que j'aime fort sans me demander pourquoi), faut-il protéger l'environnement linguistique dans le milieu scientifique ? Les articles dans les revues scientifiques internationales sont presque tous en anglais, les réunions scientifiques se tiennent souvent en anglais, et pour un nombre assez important de chercheurs l'anglais est un moyen de communication principal. Dans un échange scientifique entre un anglophone et un non-anglophone il y a très peu de probabilités pour que l’anglophone fasse un effort pour passer à une des langues de son interlocuteur autre que l’anglais. Le français perd-il alors des positions ? Il se pose d’autre part beaucoup de questions pratiques : faut-il apprendre le français lorsqu'on est étudiant en sciences dans un pays non-francophone ? Les étudiants qui apprennent le français, trouveront-ils dans et avec cette langue les moyens d’accès et de diffusion de la connaissance qu’ils recherchent, ou l’étude du français n'est-elle qu'une perte de temps ? Enfin, qui sont les étudiants qui décident quand-même de l’apprendre ?

D’abord, essayons de ne pas confondre les compétences dont ils ont besoin dans le cadre de leur activité et l’ensemble des compétences dans une langue : d’une part l’anglais ou le français qui s’apprend pour lire la littérature ou le journal, et d’autre part toute une autre langue qui côtoie un tournevis, un ordinateur ou un spectroscope : une langue adaptée comme l’outil à son objet. Peut-on dire que ce n’est pas le français qui se replie devant l’anglais, mais que c’est plutôt le français de Hugo et de Brassens qui, ensemble avec l’anglais de Shakespeare, reculent devant la langue-outil, l’anglo-américain pour l’anglais qui n’aurait pas son équivalent pour le français ?

Un parcours pédagogique singulier

J'ai subi une mutation professionnelle assez rare : ayant terminé la faculté de physique et soutenu une thèse de docteur en physique théorique, j'ai commencé à enseigner le français dans les facultés scientifiques dans mon université (en continuant à enseigner les sciences physiques). En 1994 le doyen de notre faculté a répondu “ oui bien sûr! ” à ma drôle de question “ avez-vous besoin de profs de français ? ” La faculté développait alors des échanges avec des universités de France, et le doyen estimait que quatre ou cinq étudiants pourraient être intéressés pour apprendre le français. J'ai annoncé un cours facultatif à la faculté de physique et j’ai été très surpris de voir arriver à la première séance une bonne trentaine d'étudiants ! “ Pour voir ”, pensez-vous ? Au bout de trois mois il en est quand même resté une bonne vingtaine. L’expérience renouvelée à la fac de maths a ensuite donné le même résultat. Plus de dix ans plus tard, le processus est le même : si je n'annonce rien au début de l'année scolaire (rien qu’un petit bout de papier accroché sur la porte), j'ai une quinzaine de nouveaux étudiants, et après une petite “ campagne publicitaire ” il y en a souvent plus de cinquante, ce qui contraint à les séparer en plusieurs groupes ou faire une sélection. Imaginez cette foule, tous étudiants en physique et en maths, qui, après huit heures de cours des sciences, viennent de 17 heures à 20 heures en cours de français et ne veulent pas partir (un jour on y est resté jusqu’à 23 heures !). Oh, ce n’est pas facile, un groupe de 50, mais c’est d’autant plus passionnant et satisfaisant quand ça marche. Parce que, ça marche !

Qu’est-ce qu’on apprend ?

A l’époque soviétique une langue étrangère a été imposée, mais elle ne servait presque à rien car normalement on n’avait pas le droit d’aller à l’étranger. Maintenant tout a changé. La sortie du pays est libre, les échanges sont intenses et fructueux, les étudiants en sciences peuvent apprendre plusieurs langues en cours facultatifs, et le professeur est libre dans le choix de ses méthodes.

Quel français apprend-on dans mon cours? Ce n'est pas le “ français scientifique ” dans un sens traditionnel, il y a au moins deux différences. En apprenant une langue on parle des problèmes scientifiques, on fait des exposés, on résout des problèmes : un livre scientifique n’a pas été écrit pour en tirer tous les Plus-que-parfaits ou les expressions “ ne que ”. D’autre part, une petite révolution didactique s’opère dans ma classe : on y apprend les notions d’une langue spécialisée avant le français général. Ce français en spécialité n'est pas un complément avancé et postérieur du français général, mais c'est bien lui qui s’apprend d’abord et qui simplifie et accélère l'apprentissage du français général. Habituellement on a avec chaque groupe un seul cours de 3 heures par semaine, très intensif et avec beaucoup de travail à domicile. Et tout en parlant des sciences, on se réserve le temps pour lire “ Le Petit Prince ”, mettre en scène “ Les Trois Ours ” ou chanter Brassens…

Portrait d’un bon apprenant

Il a été facile à remarquer que les étudiants en cours facultatif sont souvent bons non seulement en langues, mais aussi en sciences. De plus, quand je participe chaque année à une compétition sportive très populaire dans la région (une course d'orientation de nuit : imaginez une course de quelques heures à travers des marécages du Nord de la Russie sous une fraîche pluie d'octobre !), j'y retrouve souvent mes étudiants. Ce sont alors les mêmes : ceux qui sont bons dans leur activité principale, ils sont également bons en français et ils sont d’esprit compétiteur. Ce sont de bons apprenants qui aiment surmonter des obstacles en comptant sur leurs propres forces. L’être humain a besoin de fortes impressions positives, de réussite qui valorise ses propres efforts.

Il faut bien voir l’avenir

Je me demande qu’est-ce que je vais enseigner dans les années à venir ? Un professeur de français scientifique ne peut pas être tranquille : il espère mais il ne sait pas jusqu’où le français sera une langue de travail. De toute façon, le français ne peut pas être la seule langue de travail : il sera toujours une langue parmi les autres. Alors je suis aussi devenu traducteur technique de l’anglais, et j’ai commencé à enseigner la traduction scientifique et technique, un métier très spécifique et très différent de l'enseignement “ classique ” des langues. Autrement dit, ce que j’enseigne ce n’est pas le français traditionnel ; c’est plutôt une langue de communication scientifique dont les éléments inséparables sont le français, l’anglais et la science elle-même.

Bien que les compétences de l’anglais-outil soient aujourd’hui indispensables, celles d’une autre langue au moins, témoignent d’une part, des capacités de l’étudiant, et, d’autre part, de son désir d’horizon.